Un martinisme qui ne porte pas ce nom
Le terme « martinisme » se rattache à Louis-Claude de Saint Martin.
Louis-Claude de Saint Martin (1743-1803) a écrit un certain nombre d’ouvrages sous le nom de plume « Le Philosophe Inconnu », dont la plupart est rééditée régulièrement aujourd’hui encore. Le Philosophe Inconnu est en fait un « théosophe », comparable à Jacob Boehme, qu’il considère comme étant son maître, à titre posthume.
Il convient également de le situer comme un des dépositaires de la sagesse et de la connaissance de l’Ordre des Chevaliers Maçons Élus Coën de l’Univers fondé par Joachim Martines de Pasqually dont Louis Claude de Saint Martin fut secrétaire pendant trois ans, membre de son Tribunal Souverain et instructeur. Le Grand Maître de cet Ordre initiatique était donc Pasqually, que Louis Claude de Saint Martin considéra comme son premier maître.
L’Ordre des Élus Coën fut constitué en 1765/67 en France, et devint indépendant de la Grande Loge de France de l’époque, après y avoir fonctionné comme un système de hauts grades. Organisation initiatique « paramaçonnique », son entrée exigeait la confession catholique romaine chez chaque postulant, futur « émule ». Dès le départ de son Grand Maitre pour l’ile de Saint-Domingue (actuellement Haïti), les premières défections se signalèrent, notamment à Lyon. Puis, à sa mort, survenue en 1774 à Saint-Domingue, la plupart des disciples français refusèrent de s’insérer dans la Grande Loge de France, devenue entre-temps le Grand Orient de France. Mais l’Ordre resta en activité, ayant successivement deux autres Grands Maitres résidant à Saint-Domingue. Il semble cependant qu’ils aient eu l’un et l’autre assez peu d’influence sur les disciples français. En 1781, Sebastian Las Casas, le deuxième successeur de Martines de Pasqually mettait officiellement en sommeil cet Ordre, qui eut donc une durée de vie courte : sept ans à peu près avec Martines de Pasqually sur place en France, et une quinzaine d’années en tout, avant sa dissolution.
Après le départ de Pasqually et avant la mise en sommeil…. Emergence du « Philosophe Inconnu »
Après le décès de Martines de Pasqually, (21 septembre 1774), Louis-Claude de Saint-Martin débute sa carrière comme « Philosophe Inconnu » et commence à écrire (octobre 1774/janvier 1775). Sa première œuvre, Des erreurs et de la vérité, ou les hommes rappelés au principe universel de la science, voit le jour à Lyon, où à la même époque il est chargé d’instruire des Élus Coën locaux.
Le responsable de la Loge locale, Jean-Baptiste Willermoz, qui n’est pas parvenu à obtenir les fameuses « passes », a déjà commencé à nouer des relations avec un rite d’origine allemande, au sommet duquel il placera ensuite ce qu’il aura compris de la doctrine de « la réintégration des êtres ». Cet ensemble donnera le Rite Écossais Rectifié dont Willermoz, tout naturellement, deviendra le chef suprême, après en avoir été le fondateur.
L’amitié entre les deux hommes connaitra des passages troubles ; Saint Martin demanda plus tard que son nom soit rayé des registres maçonniques [1], car, disait-il, il estimait que son esprit n’y a jamais été inscrit » [2]]. En effet, le Philosophe Inconnu ne se considérait pas dans une mouvance maçonnique ; lorsqu’il fut initié en 1868, l’Ordre des Élus Coën agissait en dehors de la Grande Loge de France et Martines de Pasqually considérait les autres rites comme une maçonnerie « apocryphe » [3]. Pour autant, et cela est révélateur de ce que l’école de Pasqually représenta pour lui, il précise, dans sa lettre de demande de radiation des registres maçonniques du 04 juillet 1790 :
“Il sait bien qu’en ôtant mon nom de dessus des registres il ne se fera aucun tort puisque je ne lui suis bon à rien. Il sait d’ailleurs que mon esprit n’y a jamais été inscrit, or ce n’est pas être liés que de ne l’être qu’en figure.
Nous le serons toujours, je l’espère, comme coëns, nous le serons même par l’initiation si toutefois ma démission n’y met pas d’obstacle, car alors je ferai même le sacrifice de l’initiation, attendu que tout le régime maçonnique devient pour moi chaque jour plus incompatible avec ma manière d’être et la simplicité de ma marche. Je n’en respecterai pas moins jusqu’au tombeau celle de ce cher frère et il peut être sûr que je ne la troublerai de ma vie.”
Singularisation du Philosophe Inconnu
Saint Martin tente de rappeler à ses condisciples que les pratiques « magico-théurgiques » ne sont que des moyens, et que ce sont là des moyens dangereux, n’étant pas sans risques pour l’âme, et qu’ils n’apportent finalement pas de garantie de présence effective d’entités “de bonne compagnie” bien au contraire [4], à défaut d’être efficaces. Il approfondit ses recherches sur le plan spirituel, et abandonna les pratiques « sensibles » ; il estime que “la voie des opérations partielles et spirituelles est très proche de cet esprit du monde, et surtout de cette région astrale où il fait sa demeure et qui est presque universellement employée par les opérations….” [5]].
La théosophie de Louis-Claude de Saint-Martin n’a besoin réellement que d’une mystique, d’une voie intérieure. Cette pratique n’est pas pour autant un quiétisme, mais repose sur un combat spirituel et une activité dans le monde. Saint Martin a donc intégré le message et l’esprit des pratiques pour un but identique à celui de Martines de Pasqually, mais avec un moyen plus âpre, dépendant moins de démonstrations, qu’il développera dans toute son œuvre. Ce moyen, c’est la prière. Ce chemin, tout interne, est peut-être plus exigeant encore que celui que proposait Martines de Pasqually, sans avoir besoin d’une doctrine complexe précisée au fur et à mesure des niveaux atteints par les pratiquants, ni de référence permanente à un mythe.
Le Philosophe Inconnu tente de formuler une philosophie transcendantale qui parle à tous les humains en recherche. Du reste, plusieurs de ses ouvrages contiennent le mot “homme”, “objet de sa sollicitude”.
Émergence du “martinisme”
Le « message » eut du mal à passer auprès des émules attachés à des pratiques rituelles et cérémonielles complexes. Après quelques années, il écrit un autre livre, Tableau naturel des rapports qui existent entre Dieu, l’homme et l’univers. Son but est le même que dans son premier ouvrage : expliquer, à la manière des philosophes des Lumières, la place de l’homme dans l’univers, son origine, sa destination, ainsi que la place des cultes religieux vus comme tentatives successives pour se réconcilier avec le Principe premier. Il redonne au judaïsme son rôle de source du christianisme, sans rien céder au déisme pas plus qu’au rationalisme de l’époque. En réalité, il dépasse les classifications en « ismes ».
Les lecteurs du Philosophe Inconnu se diversifient. Parmi eux, nombre de nobles, de mystiques, parfois éclectiques et assoiffés de merveilleux (tels La marquise de la Croix, puis plus tard Louise-Marie-Bathilde d’Orléans, duchesse de Bourbon), allant de Mesmer à Cagliostro, pour lesquels le Philosophe Inconnu n’était qu’un divertissement, d’autres plus réellement engagés sur une voie de recherche et d’intériorité, comme Madame de Boecklin et tant d’autres. Nous avons cité des femmes en signalant au passage que la société de Martines de Pasqually était mixte, elle aussi [6].
L’époque était aux prodiges divers, aux tentatives d’ouverture à des exotismes nouveaux. L’époque était aussi celle des grands bouleversements sociaux, parmi lesquels la Révolution Française. Il semble que le Philosophe Inconnu, bien que concerné par ces bouleversements, ne s’en troubla pas. D’ailleurs, il ne fut pas inquiété, malgré son origine noble. Au fur et à mesure de ses interventions, publications et rencontres, le Philosophe Inconnu est recherché pour ses enseignements, ses lumières. Cela commence à être appelé « martinisme ».
Louis Claude de Saint Martin ne met pas en place d’organisation spécifique, sinon une « société des intimes » (citée dans certains courriers), qui semble avoir été une simple association de fait, composée d’amis, ouverte aux découvertes de chacun de ses participants et sans réelle structure formelle, ce qui aurait nécessité une administration par trop complexe. Les échanges de correspondance, les rencontres personnelles, se multiplient et s’approfondissent : l’œuvre du Philosophe Inconnu est connue et fait des adeptes. De cette « société », probablement présente à Paris et à Strasbourg (d’autres villes sûrement, comme Toulouse ou Londres, mais les preuves manquent), de cette société donc, une transmission va se dégager : celle de Monsieur de Saint Martin, ou Initiation Martiniste.
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Notes
[1] Lettre du 4 juillet 1790 à JB Willermoz
[2] Idem
[3] Instruction aux Coëns du 17 janvier 1774, notamment
[4] Cf. courrier du 5 avril 1793 à Kirchberger
[5] Lettre du 25 aoüt 1772 à Kirchberger
[6] Cf. lettre du 3 août 1774 de Martines de Pasqually, pratique confirmée dans une lettre de Saint Martin en 1777